« Vous auriez égaré votre nez ? » La réplique semble sortie d’un vaudeville absurde, mais elle résume à merveille l’atmosphère de « Le Nez » de Nicolas Gogol, cette nouvelle fantastique où un fonctionnaire pétersbourgeois se réveille un matin… sans nez. Dans la traduction nerveuse et très contemporaine d’Arthur Larrue, publiée chez Allia, la phrase claque comme une mise en demeure adressée à tout un monde : celui de la bureaucratie tsariste obsédée par les grades, les uniformes et les apparences.
L’intrigue est désormais célèbre : le major Kovaliov découvre que son nez a disparu de son visage et mène sa propre vie, dûment affublé d’un uniforme de conseiller d’État, rang plus élevé que celui de son ancien propriétaire. Le héros tente d’abord de récupérer l’organe fugitif dans une cathédrale, puis par l’intermédiaire de la police, avant d’errer de bureau en bureau, confronté à l’incrédulité, à l’indifférence ou à la bêtise administrative. La ville de Saint‑Pétersbourg devient alors un décor quasi onirique où un nez peut prendre la pose d’un haut dignitaire sans que personne ne s’en étonne vraiment, pourvu que les insignes du pouvoir soient au rendez‑vous.
Sous ce scénario délirant, « Le Nez » attaque en règle la Russie des années 1830, corsetée par la Table des rangs et par une hiérarchie sociale qui réduit l’identité à un titre et à un uniforme. Gogol pousse le grotesque jusqu’à l’illogisme : comment un nez peut‑il se promener, se confesser, voyager en calèche ? Peu importe, justement ; le réalisme n’est qu’un prétexte pour mieux dévoiler l’irrationalité profonde d’un système où un simple bout d’anatomie grimé en conseiller d’État inspire plus de respect qu’un être humain ravalé au rang de néant dès qu’on lui retire ses décorations. Cette distorsion permanente entre le trivial et le solennel, que la version Allia accentue par une langue vive et très orale, fait du texte à la fois une farce irrésistible et une fable noire sur la fragilité de nos identités sociales.
Relu aujourd’hui, « Le Nez » prend des allures de parabole universelle sur le fétichisme des signes extérieurs : diplômes, fonctions, badges, profils en ligne. On y voit un homme littéralement dépossédé de son visage parce qu’il a laissé son statut définir toute son existence, au point que la perte de son nez équivaut à une perte de soi. La fameuse question – « Vous auriez égaré votre nez ? » – n’est plus seulement une saillie comique adressée à Kovaliov, mais une interpellation lancée à chaque lecteur : qu’aurions‑nous encore de nous‑mêmes si l’on nous retirait les attributs qui nous servent de masque ? Derrière la fantaisie, la restitution d’Arthur Larrue rappelle que ce court texte de 1836 reste une des plus fines satires jamais écrites sur l’obsession du rang, et qu’il n’a rien perdu de son pouvoir de nous faire rire… tout en nous coupant, à notre tour, le nez de la suffisance.